Louis Chauvel, professeur à Sciences-Po Paris :

"La France a sacrifié les jeunes depuis vingt ans"

 

LE MONDE | 06.03.06 | 14h08    Mis à jour le 06.03.06 | 15h35

 

la veille de la manifestation contre le contrat première embauche (CPE), mardi 7 mars, les ingrédients d'une révolte des jeunes sont-ils réunis ?

 

Un sentiment d'injustice général existe mais ne trouve pas pour l'instant de lieu pour s'exprimer. Un CPE n'est pas plus scandaleux qu'un stage payé au tiers du smic. Mais les émeutes de novembre 2005 ont montré ce que la société française peut subir du jour au lendemain. Tout faux pas peut déclencher une mobilisation massive. Les nouvelles générations connaissent une désespérance profonde et leur soutien au système se délite progressivement : les adolescents des banlieues voient qu'ils n'ont rien à attendre ; les étudiants en licence constatent que leurs diplômes ne leur donnent pas la place que leurs parents auraient eue avec un baccalauréat. Les 30-35 ans voient que la promesse d'accéder à un niveau social plus élevé n'a jamais été tenue.

 

Comment en est-on arrivé là ?

Depuis vingt ans, les jeunes ont servi de variable d'ajustement. Le chômage dans les deux ans qui suivent la fin des études oscille entre 20 % et 33 %. En cas de ralentissement, on stoppe le recrutement, puis on licencie les derniers embauchés. Les jeunes se retrouvent avec des vides sur leurs CV que n'ont jamais connus leurs aînés. La France les a sacrifiés depuis vingt ans pour conserver son modèle social, qui profite essentiellement aux baby-boomers. Sauf que les jeunes des années 1980 sont maintenant à la moitié de leur vie et n'ont pas rattrapé leur retard. En continuant sur cette voie, le système s'effondrera de lui-même.

 

Ce sacrifice des jeunes s'explique-t-il par la démographie - les baby-boomers monopolisent les emplois - ou par le chômage dû à la faible croissance ?

Ni l'un ni l'autre. Des pays ayant une croissance en berne et une démographie comparable ne connaissent pas une telle éviction des jeunes. La France a oublié l'accompagnement des jeunes vers le monde du travail. Elle n'a pas voulu mettre en place une intégration par l'apprentissage et a préféré les retenir hors du monde du travail dans un système universitaire bon marché. Un étudiant français coûte 6 500 euros contre 10 000 euros pour un apprenti allemand. La généralisation du bac a conduit à sa dévalorisation mais n'est pas responsable de tout. En Suède, 100 % d'une classe d'âge étudie jusqu'à 18 ans. Sauf qu'avant l'université, les jeunes ont une expérience professionnelle qui leur permet de mieux choisir leurs études et d'aller au-delà de la théorie dans laquelle les pays latins s'enferment.

 

La solidarité intergénérationnelle compense-t-elle l'éviction des jeunes ?

La société française n'aurait pas tenu vingt ans si la solidarité familiale, très importante, n'avait pas servi d'amortisseur. Cette solidarité est très inégalitaire : les ruptures familiales sont plus nombreuses en milieu populaire et un jeune élevé par une mère seule au RMI a une espérance d'aide faible. Surtout, cette solidarité sape la valeur du travail. Entre les jeunes qui n'ont que leur salaire comme ressource et sont confrontés à un coût du logement prohibitif et ceux pour qui ce salaire constitue de l'argent de poche parce que leurs parents ont mis à leur disposition un appartement, les conditions de vie sont en décalage radical. Au contraire, les salaires d'embauche élevés des années 1970 permettaient une rapide autonomie vis-à-vis des parents et suscitaient une énorme motivation au travail. L'aide familiale a permis de ne pas voir le mal : le travail des jeunes ne rapporte plus et chacun s'en accommode.

 

Au lieu de créer le CPE, ne fallait-il pas favoriser le licenciement dans les contrats à durée déterminée ?

Je ne pense pas que la guerre des générations soit la question la plus pertinente. Toutefois, en 1977, les quinquagénaires gagnaient 15 % de plus que les trentenaires. En 2000, l'écart atteignait 40 %. Les quinquagénaires, qui ont fait carrière souvent au détriment de nouvelles générations non embauchées ou mal payées, ont très peur : en cas de licenciement, leur espoir de retrouver un emploi au même salaire serait très limité. Le système tient par l'espoir des jeunes de rattraper un jour le salaire des seniors. C'est un marché de dupes, une promesse qui n'engage pas ceux qui la formulent : ils ne seront plus là dans dix ans. Parallèlement, les seuls en mesure d'épargner pour leur retraite sont les retraités. Mais je doute qu'il soit possible de renégocier les retraites des seniors et les salaires des quinquas. Il n'empêche qu'un retournement est inscrit, demain ou dans quinze ans. Plus il sera tardif, plus il sera violent.

 

Y a-t-il une prise de conscience politique de la jeunesse ?

Il existe une conscience implicite que cela ne va plus, mais aucune conscience structurée. Les jeunes ont autre chose à faire qu'animer leurs problèmes de génération. Les titulaires d'un mandat syndical ou politique à temps plein avaient 45 ans en 1982 et 57 ans en 2000. Douze ans de vieillissement en dix-huit ans ! L'âge médian du député de 1997 était de 52 ans ; en 2002, il était de 57 ans. Aucun renouvellement. Les rares jeunes qui rentrent dans le système sont hyper-sélectionnés par les concours ou par l'héritage. Il existe maintenant un vide politique jusqu'à 45 ans. Le retournement viendra lorsque la génération au pouvoir verra fléchir ses forces. D'où la révolte des jeunes socialistes contre leur direction qui autorise les députés sortants à se représenter et impose sinon des femmes. C'est la façon dont les éléphants masculins de 55-65 ans du Parti socialiste font payer la parité aux nouvelles générations.

 

Propos recueillis par Arnaud Leparmentier