Jean Jaurès, 1902, Etudes socialistes, Paris : P. Ollendorff, pp. 125-132.
La première condition du succès pour le socialisme, c’est d’expliquer à tous clairement son but et son essence ; c’est de dissiper beaucoup de malentendus créés par nos adversaires, et quelques malentendus créés par nous-mêmes.
L’idée socialiste est claire et noble. Nous constatons que la forme actuelle de la propriété divise la société d’aujourd’hui en deux grandes classes, et que l’une de ces classes, celle des prolétaires, est obligée pour vivre, pour exercer en quelque mesure ses facultés, de payer une sorte de dîme à la classe capitaliste. Voici une multitude d’êtres humains, de citoyens : ils ne possèdent pas. Ils ne peuvent vivre que de leur travail, et comme, pour travailler, ils auraient besoin d’un coûteux outillage qu’ils n’ont pas, de matières premières et d’avances qu’ils n’ont pas, ils sont obligés de se mettre à la disposition d’une autre classe qui possède les moyens de production, le sol, les usines, les machines, les matières premières et des ressources monétaires accumulées. Et naturellement, la classe capitaliste et propriétaire, usant de sa puissance, fait payer à la classe prolétarienne une large redevance. Elle ne se borne pas à récupérer les avances faites par elle et à amortir l’outillage. Sur le produit du travail ouvrier et paysan, elle prélève tous les ans et indéfiniment une part notable - fermage, rente du sol, loyer des immeubles urbains, arrérages de la rente d’État, revenus des actions et obligations, bénéfice industriel, bénéfice commercial.
Ainsi, dans la société d’aujourd’hui, le travail des prolétaires ne leur appartient pas tout entier. Et comme, dans notre société fondée sur la production intensive, l’activité économique est une fonction essentielle de toute personne humaine, comme le travail est une partie intégrante de la personnalité, la personne des prolétaires ne leur appartient pas tout entière. Ils aliènent une part de leur activité, c’est-à-dire une part même de leur être, au profit d’une autre classe. Le droit humain en eux est donc incomplet et mutilé. Ils ne peuvent plus faire un acte de la vie sans subir cette restriction du droit, cette aliénation de la personne. A peine sont-ils sortis de l’usine, de la mine, du chantier, où ils ont abandonné une partie de leur effort pour créer le dividende et le bénéfice, à peine sont-ils rentrés dans le pauvre appartement où est entassée leur famille, nouvel impôt, nouvelle redevance pour créer le loyer. En même temps, l’impôt d’État sous toutes ses formes, impôt direct et impôt indirect, rogne leur salaire déjà deux fois rogné, non pas pour pourvoir seulement ‘a des dépenses de civilisation et d’intérêt commun, mais pour assurer l’écrasant service de la rente au profit de la même classe capitaliste, ou pour entretenir de formidables et inutiles armées. Enfin, quand avec le résidu du salaire ainsi entamé, le prolétaire va acheter les denrées nécessaires à la vie de chaque jour, ou bien, faute de suffisantes avances et de temps, il s’adresse au détaillant, et il subit ainsi la charge de toute une organisation surabondante d’intermédiaires; ou bien il s’adresse au grand magasin, au grand bazar, et il doit assurer, en sus des frais directs de manutention et de répartition
de la marchandise, le bénéfice à dix ou douze pour cent du grand capital commercial. Comme la route féodale encombrée et coupée presque à chaque pas de droits de péage, la route de la vie est coupée, pour le prolétaire, par les droits féodaux de tout ordre que lui impose le capital. Il ne peut ni travailler ni se nourrir, ni se vêtir, ni s’abriter, sans payer à la classe capitaliste et propriétaire une sorte de rançon.
Et non seulement il est atteint dans sa vie même., mais il est atteint dans sa liberté. Pour que le travail soit vraiment libre il faut que tous les travailleurs soient appelés pour leur part à le diriger, il faut qu’ils participent au gouvernement économique de l’atelier, comme ils participent par le suffrage universel au gouvernement politique de la cité, Or, les prolétaires jouent, dans l’organisation capitaliste du travail, un rôle passif. Ils ne décident point, ils ne contribuent point à décider quel travail sera fait, quel emploi sera donné aux énergies disponibles. C’est sans les consulter, c’est souvent à leur insu que le capital créé par eux suscite ou abandonne telle ou telle entreprise. Ils sont les manœuvres du système capitaliste, chargés seulement d’exécuter les plans que le capital détermine seul. Et ces entreprises conçues, voulues par le capital, c’est sous la direction de chefs élus par le capital que les prolétaires les accomplissent. Ainsi, les travailleurs ne concourent ni à déterminer le but du travail, ni à régler le mécanisme d’autorité sous lequel le travail s’exécute. C’est dire que le travail est doublement serf, puisqu’il va à des fins qu’il n’a point voulues, par des moyens qu’il n’a point choisis. Ainsi, le même système capitaliste qui exploite la force de travail de l’ouvrier, attente à la liberté du travailleur. Et la personnalité du prolétaire est diminuée, comme sa subsistance.
Mais ce n’est pas tout. La classe capitaliste et propriétaire ne forme une classe qu’à l’égard des salariés. En elle-même, elle est divisée, déchirée par la plus âpre concurrence. Elle n’est point parvenue à s’organiser, et par conséquent à discipliner la production, à la régler selon les besoins variables des sociétés. Et dans ce désordre anarchique, elle n’est avertie de ses erreurs que par des crises dont le prolétariat porte souvent les terribles conséquences. Ainsi, par une iniquité suprême, les prolétaires sont socialement responsables de la marche de la production, qu’en aucune manière ils ne déterminent. N’être pas libre et être responsable, n’être même pas consulté et être châtié, voilà le destin paradoxal du prolétariat dans le désordre capitaliste. Et si le capitalisme s’organisait, s’il parvenait par de vastes trusts à régler la production, il ne pourrait la régler qu’à son profit; il abuserait de cette puissance d’unité pour imposer à la communauté des acheteurs des prix d’usure; et les travailleurs n’échapperaient aux conséquences du désordre économique que pour tomber sous le coup du monopole.
Toutes ces misères, toutes ces injustices et tous ces désordres viennent de ce qu’en fait une classe monopolise les moyens de production et de vie, et impose sa loi à une autre classe et à toute la société. Il faut donc briser cette suprématie d’une classe. Il faut affranchir la classe opprimée, et du même coup, la société tout entière. Il faut abolir toute différence de classe en transportant à l’ensemble des citoyens, à la communauté organisée, la propriété des moyens de production et de vie qui sont, aujourd’hui, aux mains d’une classe, une force d’exploitation et d’oppression, Il faut substituer à la domination désordonnée et abusive d’une minorité la coopération universelle des citoyens associés à la propriété commune des moyens de travail et de liberté. C’est le seul moyen d’affranchir les personnes humaines. Et voilà pourquoi l’objet essentiel du socialisme, collectiviste ou communiste, est de transformer la propriété capitaliste en propriété sociale.
Dans l’état présent de l’humanité, où il n’y a que des organismes nationaux, la propriété sociale aura la forme d’une propriété nationale. L’action des prolétaires s’exercera de plus en plus internationalement. Les diverses nations en voie d’évolution vers le socialisme régleront de plus en plus leurs rapports réciproques selon la justice et la paix. Mais c’est la nation qui, longtemps encore, fournira le cadre historique du socialisme, le moule d’unité où sera coulée la justice nouvelle.
Et qu’on ne s’étonne point qu’ayant revendiqué d’abord la liberté de la personne humaine, nous fassions intervenir maintenant la communauté nationale. Il n’y a que la nation qui puisse affranchir tous les individus. Il n’y a que la nation qui puisse fournir à tous des moyens de libre développement. Les associations particulières, restreintes, temporaires, peuvent protéger pour un temps des groupes restreints d’individus. Mais il n’y a qu’une association générale et permanente qui puisse assurer le droit de tous les individus sans exception, et non pas seulement des individus vivants, mais de tous ceux qui sont à naître, dans la suite des générations.
Or, cette association universelle, impérissable, qui comprend, sur une portion déterminée de la planète, tous les individus, et qui étend son action et sa pensée aux générations successives, c’est la nation. Et si nous invoquons la nation, c’est pour assurer la plénitude et l’universalité du droit individuel, Aucune personne humaine, dans aucun moment de la durée, ne doit être laissée en dehors de la sphère du droit. Aucune ne doit être exposée à être la proie ou l’instrument d’une autre personne. Aucune ne doit être privée des moyens positifs de travailler librement, sans dépendance servile à l’égard de qui que ce soit.
C’est donc dans la nation que le droit de tous les individus, aujourd’hui, demain et toujours, trouve sa garantie. Et si nous transférons à la communauté nationale ce qui fut la propriété de classe des capitalistes, ce n’est pas pour faire de la nation une idole; ce n’est pas pour lui sacrifier la liberté des individus. C’est, au contraire, pour qu’elle puisse fournir une base commune à toutes les activités individuelles et à tous les droits individuels. Le droit social, le droit national, n’est pour nous que le lieu géométrique des droits de toutes les personnes. La propriété sociale n’est que l’instrument d’action mis à la portée de tous.